La vérité est que l'Europe est parsemée de centaines de camps
Voilà un titre qui a le mérite de ne pas faire de publicité mensongère. Dans Brutalisme (La Découverte), Achille Mbembe dépeint ce qu'il estime être une « combustion du monde », mêlant critique du néolibéralisme, de « l'escalade technologique », du virilisme « patriarco-colonial », du « retour des camps » en Europe et, globalement, d'une époque, selon lui, de plus en violente. Ce tableau cataclysmique pourrait prêter à sourire tant il semble caricatural. Mais, professeur d'histoire et de sciences politiques à Johannesburg, le Camerounais Achille Mbembe est, avec son ami Felwine Sarr, l'influent fondateur des Ateliers de la pensée de Dakar et la figure de proue du postcolonialisme. Pour faire honneur à son livre, nous lui avons donc proposé une interview… brutale, qu'il a acceptée de bonne grâce.
Le Point : Qu'est-ce que le brutalisme ?
Achille Mbembe : J'utilise le terme « brutalisme » pour décrire un certain nombre de dispositifs et de techniques de gouvernement propres à cette phase relativement inédite du développement du capitalisme et de l'histoire politique de notre monde. Celle-ci est marquée sur le plan juridique par la généralisation de l'état d'exception et sur le plan technologique par l'extension, dans toutes les sphères de la vie, du calcul sous sa forme numérique. L'économie elle-même nous apparaît de plus en plus sous la forme d'une réalité neurobiologique alors que la Terre et le vivant sont soumis à un gigantesque processus de carbonisation.
Dans ce contexte d'escalade, d'accélération et de crise de la démocratie libérale, le pouvoir aussi bien sous les régimes libéraux qu'en situation autoritaire tend de plus en plus à s'exercer sur le mode de la fracturation, de la fissuration, du forage des corps et des esprits, de l'extraction effrénée des ressources et de la destruction de la biosphère. C'est tout cela, mis ensemble, que je nomme le brutalisme. Dans mon esprit, ce terme ne renvoie pas à une nouvelle sociologie des guerres ou de la violence, mais à quelque chose de plus fondamental qui relève de la théorie et de la pratique de l'épuisement ou, si vous voulez, de la déplétion.
Professeur de psychologie cognitive à Harvard, Steven Pinker a montré dans La Meilleure Part des anges qu'au contraire la violence n'a cessé de diminuer dans l'histoire, sous l'influence notamment des échanges commerciaux. Prenons le taux de morts au combat : dans les années 1950, avec la guerre en Corée, c'était plus de 20 morts pour 100 000 personnes et par an et, dans les années 1960-1970, avec le Vietnam, on est passé à moins de 10, et aujourd'hui on est à peine au-dessus de 1. Notre époque est bien moins brutale que par le passé…
À mes yeux, ce genre d'exercice n'a strictement aucun intérêt. Ni sur le plan politique ni sur le plan scientifique.
Vous critiquez le néolibéralisme. Mais la part de la population mondiale vivant dans l'extrême pauvreté était supérieure à 40 % au début des années 1980. Aujourd'hui, c'est moins de 10 %…
Je ne connais aucune politique néolibérale dont l'objectif principal serait de sortir les gens de la pauvreté.
Tout est-il donc pire ?
Là n'est pas la question. Mon livre n'est pas un livre d'analyse économique. Le serait-il qu'il partirait d'un postulat assez simple, la remise en question radicale du tout-quantifiable, la réhabilitation d'une conception extensive de la valeur, la pleine reconnaissance du fait qu'il existe des choses qui n'ont pas de prix, qui sont littéralement incalculables, l'idée selon laquelle, dans un monde fini, nous ne nous en sortirons que si une part substantielle est faite a l'inappropriable.
Que le port du voile pose problème en France ne veut pas dire que le port du voile est, par définition, un problème universel.
Vous ne semblez guère croire aux Lumières et à l'universalisme. « L'universalisme abstrait, trempé de colonialisme et mâtiné de racisme a fait long feu », écrivez-vous…
Si, par universel, vous voulez dire l'accaparement du monde par quelques-uns pour le profit de quelques-uns, alors, oui, je n'y crois pas. Si, par universalisme, vous voulez dire faire monde contre les autres, à leurs dépens, sans eux, en dépit d'eux ou malgré eux, alors, oui, je m'y oppose. L'un des paradoxes de notre temps est que ceux qui ne veulent ni faire monde avec d'autres ni habiter un monde commun sont ceux-là mêmes qui invoquent le plus l'universalisme. Ce sont les mêmes qui ne rêvent que de frontières, pour qui l'étranger est porteur de risques mortels, les mêmes qui cherchent à protéger ce qu'ils appellent le mode de vie et de pensée européen. Pour le reste, la critique des Lumières, tout comme celle de la raison instrumentale, a été faite et, en vérité, il y a peu que l'on puisse y ajouter. D'ailleurs, c'est grâce à cette critique que nous avons pu affiner des concepts tels que la liberté, l'égalité ou la démocratie. Sans cette critique, l'esclavage n'aurait jamais été aboli. Le colonialisme, non plus. Ne parlons même pas de l'apartheid.
Critiquer les Lumières ne veut ainsi pas dire être contre les Lumières, ou être contre l'idée de l'universel. Au contraire, c'est une exigence nécessaire pour l'approfondissement des valeurs auxquelles l'humanité, dans son sens noble, tient. D'ailleurs, aujourd'hui, les opposants les plus acharnés aux Lumières, ce ne sont pas les peuples anciennement colonisés. Ce sont des courants de pensée occidentaux néoréactionnaires, qu'on qualifie de « dark enlightenment », qui militent pour la suprématie blanche. Ces gens ne croient guère au projet d'une humanité capable de décider elle-même de ce qu'elle veut être. Ils pensent que cela nous a, au contraire, menés au chaos, au désordre et, bientôt, au suicide de la « race blanche » ou a son remplacement par les « races bâtardes ».
Vous évoquez une « manipulation, en Occident, du thème du respect des femmes dans le but de plaider on ne sait quelle supériorité culturelle. Comme à l'époque coloniale, l'interprétation dévalorisante de la manière dont le Noir ou le musulman traite "ses femmes" participe d'un mélange de voyeurisme, d'horreur et d'envie – l'envie du harem ». Visez-vous le féminisme universaliste ?
Ce n'est pas non plus le thème de mon livre. La phrase que vous citez est une critique des tenants de la bonne conscience européenne, ceux et celles-là qui veulent recréer le monde à leur image, qui estiment que les faibles méritent la violence que nous leur infligeons et qu'au demeurant il doit être possible de leur faire violence pour leur propre bien. Ceux et celles-là ne croient pas en l'universel. Ils ne croient qu'en la force, à l'idée selon laquelle les plus forts doivent commander et civiliser les plus faibles. Ils sont convaincus que le nouveau fardeau de l'homme blanc, c'est de parcourir le monde et d'aller libérer, y compris malgré elles, les femmes d'ailleurs.
Les féministes universalistes estiment que le voile islamique est un symbole sexiste là où les féministes intersectionnelles ou musulmanes estiment que ces femmes font ce choix en toute liberté…
Je vis et travaille à Johannesburg, en Afrique du Sud, un vieux pays moderne où on trouve des gens venus de partout dans le monde. C'est un pays pluriel du point de vue racial, ethnique, religieux, culturel et intellectuel. Une véritable mosaïque et un véritable chaudron. Dans mon université, je côtoie tous les jours des Noirs, des métisses, des Indiens, des Blancs, des musulmans, des catholiques, des anglicans, des méthodistes, des bouddhistes, des athées… De jeunes femmes qui portent le voile sont assises à côté d'autres qui ne le portent pas. Et cela ne pose problème à personne. En Afrique du Sud, où je vis depuis vingt ans, ni les intellectuels ni les autorités politiques ou religieuses ne font de la manière dont les gens s'habillent ou se coiffent un problème. Et je ne crois pas qu'à force de ne pas se préoccuper de ces questions l'Afrique du Sud s'en porte plus mal. Que le port du voile pose problème en France ne veut pas dire que le port du voile est, par définition, un problème universel. Ce n'est pas parce qu'un sujet fait polémique en France qu'il est universel.
Des nanotechnologies au néolibéralisme, votre livre énumère une litanie de ce que vous estimez être des brutalités propres à notre époque. Pourquoi n'évoquez-vous pas l'islamisme qui, à travers des groupes terroristes comme Boko Haram ou Al-Shabaab, fait des ravages en Afrique ?
Il ne s'agissait pas de dresser un chapelet des brutalités propres à notre époque, mais de proposer une interprétation résolument politique de certains des traits caractéristiques du moment planétaire que nous vivons. Alors que certains parlent du tournant illibéral et autoritaire des démocraties libérales ou que d'autres évoquent la guerre civile, voire le fascisme, trois traits du moment contemporain m'intéressaient particulièrement : le calcul sous sa forme computationnelle, l'économie sous sa forme neurobiologique, et le vivant en proie à la carbonisation. Je voulais examiner la manière dont la convergence entre ces trois facteurs facilite la mise en place de pouvoirs qui fonctionnent par fracturation, fissuration et déplétion – ce que j'ai appelé le brutalisme.
Quant à la violence dite terroriste, j'en ai parlé dans mon précédent livre, Politiques de l'inimitié. Encore faut-il rappeler qu'elle est la facette sans doute la plus spectaculaire d'une trame de violences multiformes et souvent invisibles ou occultées. La redistribution planétaire de ces violences enchevêtrées les unes dans les autres est très inégale. L'Afrique, par exemple, paie un prix beaucoup plus lourd que l'Europe en matière de terrorisme. Dans la zone sahélo-saharienne, où sévit cette forme de la violence dirigée essentiellement contre des civils, il s'agit en réalité d'une imbrication de divers conflits, à diverses échelles et portés par une myriade d'acteurs sans cesse changeants. Les alliances qui les rassemblent ou les opposent les uns aux autres sont elles aussi éphémères et mouvantes. Certaines dimensions de ces conflits sont éminemment locales et ont trait à la compétition pour des ressources en voie de raréfaction (terres, pâturages, eau…), au contrôle de toutes sortes de rentes, à la fragmentation de l'autorité. À ces conflits locaux viennent se greffer des enjeux régionaux et transnationaux. Les idéologies de la haine religieuse y jouent un rôle, mais elles ne sont pas toujours les moteurs fondamentaux de ces cycles meurtriers. Si on veut lutter contre le terrorisme dans la région, il est donc important de bien analyser ces dynamiques afin de mieux affiner les formes d'intervention.
Samos, Chios, Lesbos, Idomeni, Vintimille, Subotica sont bel et bien des camps d'étrangers où sont parqués, dans des conditions abominables, des êtres humains dont l'ensemble des droits a été mis entre parenthèses.
Vous déplorez « le retour des camps » en Europe. « Des confins du Sahara à la Méditerranée, le camp est-il en passe de devenir le terminus d'un certain projet européen, d'une certaine idée de l'Europe dans le monde, sa marque funeste comme Aimé Césaire en nourrissait il n'y a pas longtemps l'intuition », écrivez-vous. N'est-ce pas un parallèle choquant entre camps de réfugiés et camps de concentration ?
La confusion vient du fait que beaucoup d'Européens ne connaissent pas l'histoire de l'Europe hors de l'Europe. Très peu, par exemple, sont au courant des origines coloniales des camps de concentration, un thème à propos duquel il existe pourtant maints travaux historiques. Dans l'histoire moderne, c'est dans le Sud-Ouest africain (la Namibie actuelle) que sont apparus les premiers camps de concentration, c'est-à-dire des espaces liminaux où l'on a parqué des milliers de personnes dans le but d'en précipiter l'élimination. C'était à l'époque de la colonisation allemande. On se doute très bien que leur élimination avait quelque chose à voir avec leur race.
Pour en revenir à la situation actuelle, la vérité est que l'Europe est parsemée de centaines de camps. Comme souvent, on leur accole des noms qui cherchent à masquer le fait qu'il s'agit de laboratoires de la déshumanisation contemporaine. On préfère des euphémismes du genre « camps de réfugiés », « zones de rétention », « lieux d'hébergement en urgence », « zones de transit ». Or Samos, Chios, Lesbos, Idomeni, Vintimille, Subotica et ainsi de suite sont bel et bien des camps d'étrangers où sont parqués, dans des conditions abominables, des êtres humains dont l'ensemble des droits a été mis entre parenthèses. Partis de chez eux, ces gens se retrouvent là en attente d'une décision. Allons-nous les laisser entrer ou devons-nous les rapatrier dans leurs lieux d'origine à la destruction et au saccage desquels nous avons directement ou indirectement contribué ?
Pourquoi militez-vous pour une libre circulation des personnes sur le continent africain ?
Je pense qu'en tant qu'habitants à part entière de cette planète la Terre nous appartient à tous et nous en sommes tous des ayants droit. À ce titre, nous disposons tous du droit inaliénable d'y séjourner et de nous y déplacer librement. Pour ce qui concerne l'Afrique, sa population ne cessera de croître, jusqu'à la fin de ce siècle. En 2100, par exemple, le Nigeria sera l'un des pays les plus peuplés au monde, bien plus que les États-Unis. Qui peut vraiment croire qu'on pourra transformer ce pays en prison à ciel ouvert ? Les gens bougeront, quels que soient les dispositifs d'enfermement mis en place. Pour le moment, l'Afrique compte des centaines, voire des milliers, de frontières et microfrontières internes. Or, de toutes les régions du monde, elle est celle où il est le plus urgent de libérer les mobilités. Son avenir immédiat dépendra en effet de sa capacité à libérer les forces de circulation, à aménager les espaces et territoires de telle sorte que ses gens puissent se déplacer aussi souvent que possible, le plus loin possible, le plus vite possible et, dans l'idéal, sans entrave aucune.
En Afrique, nous ne pouvons nous permettre aucune de ces fictions. Au contraire, nous sommes condamnés à l'espoir.
Vous défendez l'idée d'une nationalité africaine. Est-ce bien réaliste quand on sait qu'en Mauritanie, par exemple, des ethnies noires sont toujours en situation d'esclavage au service de Berbères ?
Le projet d'une nationalité africaine date du XIXe siècle. Il est encore plus urgent aujourd'hui qu'il ne l'était à l'époque où les premiers intellectuels de la diaspora en firent état.
Pour conclure : votre livre n'est-il pas bien trop pessimiste dans son état du monde ?
Il faut l'avoir mal lu pour arriver à une telle conclusion. Tout au long du livre, il n'est question que des possibilités de vie, de réparation et du vivant. Il n'est question que de savoir si l'humanité est capable d'habiter la Terre avec les autres et différemment. Le constat que je fais est cependant radical et sans compromis. Qui peut nier que s'esquisse une autre partition du monde, que s'ouvre un nouveau cycle d'extraction des ressources de la Terre, qu'à peu près partout une redistribution inégalitaire de la vulnérabilité est en cours, qu'accompagnent des formes de violence aussi archaïques que futuristes ?
Mais le livre ne se contente pas de ces observations. En réalité, il s'efforce de dépasser les deux formes de la pensée du désenchantement qui dominent notre époque : d'une part, la pensée apocalyptique et sa fixation sur l'effondrement et, d'autre part, ce que j'appelle la technolâtrie, l'idée selon laquelle l'escalade technologique est la clé de notre salut. En Afrique, nous ne pouvons nous permettre aucune de ces fictions. Au contraire, nous sommes condamnés à l'espoir, c'est-à-dire à un futur sans garantie, celui du surgissement de ce que mon ami Felwine Sarr nomme « les possibles féconds et porteurs de vie ».
Article sourced from: Le Point